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jeudi 4 août 2011

        TROPISMES XXII Nathalie Sarraute

     Ils étaient laids, ils étaient plats, communs, sans personnalité, ils dataient vraiment trop, des clichés, pensait-elle, qu'elle avait vus déjà tant de fois décrits partout, dans Balzac, Maupassant, dans Madame Bovary, des clichés, des copies, la copie d'une copie, pensait-elle.
     Elle aurait tant voulu les repousser, les empoigner et les rejeter très loin. Mais ils se tenaient autour d'elle tranquillement, ils lui souriaient, aimables, mais dignes, très décents, toute la semaine ils avaient travaillé, ils n'avaient toute leur vie compté que sur eux-mêmes, ils ne demandaient rien, rien d'autre que de temps en temps la voir ; de rajuster un peu entre elle et eux le lien, sentir qu'il était là, toujours bien à sa place le fil qui les reliait à elle. Ils ne voulaient rien d'autre que demander —comme c'était naturel, comme tout le monde faisait, quand on se rendait visite entre amis, entre parents— lui demander ce qu'elle avait fait de bon, si elle avait lu beaucoup ces derniers temps, si elle était sortie souvent, si elle avait vu cela, ces films, ne les trouvait-elle pas bien... Eux ils avaient tellement aimé Michel Simon, Jouvet, ils avaient tellement ri, passé une si bonne soirée...

     Et quant à tout cela, les clichés, les copies, Balzac, Flaubert, Madame Bovary, oh ! ils savaient très bien, ils connaissaient tout cela, mais ils n'avaient pas peur — ils la regardaient gentiment, ils souriaient, ils semblaient se sentir en lieu sûr auprès d'elle, ils semblaient le savoir, qu'ils avaient été tant regardés, dépeints, décrits, tant sucés qu'ils en étaient devenus tout lisses comme des galets, tout polis, sans une entaille, sans une prise. Elle ne pourrait pas les entamer. Ils étaient à l'abri.
     Ils l'entouraient, tendaient vers elle leurs mains : « Michel Simon... Jouvet... Ah, il avait fallu, n'est-ce pas, s'y prendre bien à l'avance pour retenir ses places... Après, on n'aurait plus trouvé de billets ou à des prix exorbitants, rien que des places de loges, des baignoires... » Ils resserraient le lien un peu plus fort, bien doucement, discrètement, sans faire mal, ils rajustaient le fil ténu, tiraient...
     Et peu à peu une faiblesse, une mollesse, un besoin de se rapprocher d'eux, d'être approuvée par eux, la faisait entrer avec eux dans la ronde. Elle sentait comme sagement (Oh, oui... Michel Simon. .. Jouvet...) bien sagement, comme une bonne petite fille docile, elle leur donnait la main et tournait avec eux.
     Ah, nous voilà enfin tous réunis, bien sages, faisant ce qu'auraient approuvé nos parents, nous voilà donc enfin tous là, convenables, chantant en chœur comme de braves enfants qu'une grande personne invisible surveille pendant qu'ils font la ronde gentiment en se donnant une menotte triste et moite.

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