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samedi 21 avril 2012

Le bonheur des petits poissons Simon Leys " visite à de vieux voisins qui, ayant récemment pris leur retraite..."

La Central del Raval Barcelone
 Éloge de la paresse
     L'autre jour, nous sommes allés rendre visite à de vieux voisins qui, ayant récemment pris leur retraite, se sont installés à la mer. Comme je les complimentais sur les loisirs illimités dont ils devaient maintenant jouir, ils me répondirent sur un ton quelque peu défensif que, dans leur nouvelle situation, ils se trouvaient en fait beaucoup plus occupés qu'au temps de leur vie professionnelle. Maintenant, nous expliquèrent-ils avec fierté, ils avaient tellement d'activités et d'obligations, qu'il leur avait fallu établir un strict emploi du temps. Et, effectivement, l'horaire de la semaine était affiché dans la cuisine, sur la porte du frigo: on y lisait les heures respectivement allouées aux classes de yoga, au groupe de randonnées, au bowling, au club culinaire et gastronomique, au bingo, au golf, aux activités d'artisanat artistique (dans ce dernier domaine, les assiettes peintes qui décoraient leurs murs faisaient regretter que la maîtresse de maison n'eût pas opté plutôt pour une judicieuse inactivité).
     Chesterton avait déjà confessé son étonnement devant pareille attitude: « Il y en a qui grognent quand ils voient quelqu'un qui n'a rien à faire; il y en a d'autres, plus incompréhensibles encore, qui grognent quand ils n'ont eux-mêmes rien à faire. Offrez-leur de merveilleuses heures, de merveilleuses journées complètement vides, et ils gémissent devant tant de vide. Faites-leur don de la solitude - ce qui est aussi un don de liberté - et ils la rejettent, ils s'empressent de la détruire avec quelque effroyable jeu de cartes, ou en tapant sur une petite balle... Je ne puis réprimer un frisson quand je les vois qui gâchent leurs vacances conquises à grand effort, en faisant quelque chose. Pour ma part, jamais je n'aurai suffisamment de rien-à-faire. »
Christ in the House of Mary and Martha
Velasquez c. 1620
Oil on canvas, 60 x 103,5 cm
National Gallery, London
      Pierre Reverdy a remarqué : «Il me faut tellement de temps pour ne rien faire, qu'il ne m'en reste plus pour travailler. » Ceci est d'ailleurs une excellente définition de l'activité poétique, laquelle est elle-même le fruit suprême de la vie contemplative. Bien sûr, nous devons reconnaître les mérites de Marthe qui s'occupe des besognes ménagères, mais nous savons bien que c'est Marie qui a choisi la meilleure part, simplement en demeurant assise aux pieds du Seigneur. Ce que l'opinion commune flétrit sous le nom de paresse reflète en réalité un jugement plus sûr et requiert plus de caractère que la fuite facile dans l'activisme.
Christ in the House of Martha and Mary
Johannes Vermeer 1654-55 (?)
Oil on canvas, 160 x 142 cm
National Gallery of Scotland, Edinburgh
      La Bruyère le disait déjà : « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, à ne rien faire. Presque personne n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s'appelât travailler. »
     Depuis l'Antiquité, on a toujours considéré que le loisir était la condition première de toute existence civilisée. Confucius a dit : « Consacrez au gouvernement les loisirs de l'étude, et consacrez à l'étude les loisirs du gouvernement.» Politique et savoir étaient des privilèges jumeaux de l'honnête homme, et tous deux prenaient leur source dans le loisir. Les Grecs développèrent une notion similaire, qu'ils appelaient -scholê. Ce mot désigne littéralement la condition d'un individu qui s'appartient à lui-même, qui a la libre disposition de soi ; de lin le sens de « repos », « loisir », et donc aussi la façon dont le loisir est employé : « étude », «savoir »; et encore : le lieu où l'étude se poursuit, où le savoir s'acquiert - scholê est l'étymologie d'« école ». Dans la Grèce antique, la politique et la sagesse étaient l'apanage exclusif des hommes libres, qui seuls jouissaient de loisirs. Le loisir n'était pas seulement l'indispensable attribut de « la vie bonne », c'était aussi la marque d'un homme libre. Dans un dialogue de Platon, Socrate demande de façon rhétorique: « Sommes-nous des esclaves, ou bien avons-nous du loisir?». De Grèce, la notion passa à Rome; le concept même d'artes liberales incarne à nouveau cette même association des activités de l'esprit avec la condition d'homme libre (liber), par opposition à celle des esclaves, dont les aptitudes relevaient seulement de la sphère inférieure de la « technique ». Ces vues ont persisté dans la culture occidentale jusqu'à l'époque moderne. Samuel Johnson ne faisait qu'exprimer une évidence de bon sens lorsqu'il observait que « tout progrès intellectuel est un produit du loisir ». Mais un siècle plus tard, Nietzsche notait déjà l'érosion du loisir civilisé sous la pression de ce qu'il considérait comme une délétère influence américaine: « Il y a quelque chose de barbare, caractéristique du sang peau-rouge dans cette soif américaine de l'or. Leur furieux besoin de travailler - qui est un vice typique du Nouveau monde - est en train de barbariser par contamination la vieille Europe, et engendre ici une extraordinaire stérilité spirituelle. Déjà nous devenons honteux de notre loisir; une longue méditation nous cause presque du remords... "Faites n'importe quoi, mais ne restez pas à ne rien faire" : ce principe est la corde avec laquelle toutes les formes supérieures de culture et de goût vont se faire étrangler... On en arrivera au point où plus personne n'osera céder à une inclination pour la vie contemplative sans en ressentir du repentir et de la honte. Et pourtant, jadis c'était le contraire qui était de règle : un gentilhomme, que les circonstances obligeaient à travailler, s'efforçait de dissimuler cette humiliante nécessité, cependant que l'esclave travaillait avec le sentiment que son activité était essentiellement méprisable. »
     Aujourd'hui, par un paradoxe ironique, le Lumpen-proletariat est condamné aux loisirs forcés d'un chômage chronique et dégradant, cependant que les membres de l'élite éduquée, dont les professions libérales ont été transformées en démentes machines à faire de l'argent, se condamnent eux-mêmes à l'esclavage d'un travail accablant qui se poursuit jour et nuit, sans relâche - jusqu'à ce qu'ils crèvent à la tâche, comme des bêtes de somme écrasées sous leur fardeau.

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