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dimanche 10 juin 2012

"Il regarde la nature comme un muet regarde un bavard : avec surprise et jalousie."

 Papiers collés II Georges Perros
Portraits -Jules Renard-

L'enfance de Jules Renard, c'est un grand silence roux, une fuite à rebours vers les endroits les plus sensibles de l'accablante solitude qui prend tout individu au sortir même des premiers balbutiements. Il donnera toute sa vie l'impression d'avoir été frustré, dès l'abord, dans l'exploration "caressante" de son corps. En friche. Cadet de trois enfants, il se trouve tout de suite coincé entre deux êtres profondément malheureux, on pourrait dire comme les pierres, et irréductibles comme elles : ses parents. Là, dans une immobilité végétale, Renard se noue, s’étrangle, isolant autant qu'il est possible son âme, d'une maigreur hivernale, dont il parviendra à tirer l'élément nécessaire à la justification de sa seule passion —réduit, région, île où pouvoir respirer, fût-ce quasiment dans l'ankylose—la littérature. C'est au mot qu'il demandera la transfusion d'un sang plus vif, c'est le tunnel du langage qu'il empruntera volontairement. Mais dans ce tunnel, quoi qu'il fasse, il ne percevra jamais que le même petit point, la même petite paillette de lumière. Il y fixera son oeil comme un fou, et décrira sans lassitude tout ce qui traversera ce rayon de soleil. Hommes, bêtes. arbres, passeront par là. C'est au moyen du mot-filet qu'il en prélèvera la substance "renardienne", très proche d'un essentiel qui serait le silence ; très loin de ce qui meut comme amoureusement ce même silence : la poésie.(...)

  Poète, il aura, toute sa vie, rêvé de l'être, et l'élément hautement pathétique de son œuvre, de son espèce d'aventure, vient de ce conflit acharné qui le mit aux prises avec tout ce que le langage charrie d'éthique, dans un dégorgement sans pitié de tout ce qui n'est pas ce langage, sans que jamais cette lutte provoque la moindre basculade, le renversement souhaité de l' "autre côté". Renard est exemplaire, pour cette raison, la moins paradoxale qui soit : il se trouve posté très exactement à l'envers d'un endroit où règne en maître le mystère absolu, et grâce à sa minutie, à sa rigueur, à son genre de sainteté, il arrive à donner de cet endroit une idée très nette, idée-tableau, idée qu'assument, en en perturbant l'essence magique, les poètes majeurs. Il regarde la nature comme un muet regarde un bavard : avec surprise et jalousie. Il y a quelque chose de "méchant", de frénétique, dans les livres de Renard. C'est la méchanceté, la furie, de quelqu'un qui voudrait enchanter le monde, et ne parvient qu'à l'interpréter, à fleur d'une peau tannée. Alors, ce défi, qui est un vœu : "Et j'aurais une casquette avec ces mots en lettres d'or: "Interprète de la nature ". " Il va très loin dans ce sens (Ravel l'a admirablement compris). Il frôle le sourire, qui est de la nature dépliée. Puis les branches se recroquevillent, le souffle se perd dans la glace initiale : c'est le rictus, le papier collé du regard. Toute son œuvre respire à peine, toujours à deux doigts du figement, de la paralysie. Mais c'est bien dans cet infime jeu entre la chair de l'être et l'os du cadavre qu'elle trouve son chant tragique, et du coup, échappe à son homme. On pense à Tcchékhov, sans la steppe de tendresse, sans le génie de l'ennui, qui permet une figuration. Renard, c'est peut-être ce qu il y a de plus rare en littérature, et ailleurs : le talent.

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