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vendredi 6 décembre 2013

"Les épreuves doivent nous être chères"


Première heure Erri de Luca

                                                                LES ÉPREUVES

     Dans une ancienne histoire écrite dans le Talmud, le grand commentaire hébreu des Saintes Ecritures, on parle de quatre sages qui vont rendre visite à Rabbi Éliézer, malade. Les trois premiers lui rendent hommage en faisant ses louanges et lui disent qu'il est plus précieux à leurs yeux que la pluie, plus que le soleil, plus que leurs parents. Le quatrième, qui s'appelle Akivà, lui dit seulement: « Les épreuves doivent nous être chères. » Rabbi Éliézer demande des explications sur cet étrange hommage et Akivà résume l'histoire de Manassé, roi du royaume de Juda.
     Ces sages Hébreux la connaissaient bien et le jeune disciple put arriver rapidement à ses conclusions. Avant de les divulguer, il convient de rappeler brièvement cette histoire. Durant son règne, Manassé fit les choses les plus horribles, il répandit le sang innocent, il introduisit l'idolâtrie jusque dans le temple de Jérusalem. Et pourtant, c'était le fils d'Ezéchias, un roi pieux qui défendit la religion de ses pères et fut comparé au roi David. Dieu se retourna contre Manassé. Dans le livre des Rois, il est donné un dur avertissement à la ville gouvernée par le successeur impie d'Ezéchias: « Et je raclerai Jérusalem comme on racle une marmite. » Manassé est fait prisonnier par les Assyriens et emmené en captivité à Babylone. Au cours de cette dure période d'emprisonnement, il se repentit, demanda pardon à Dieu et fut écouté. I1 fut rétabli sur le trône de Jérusalem et dès lors se consacra au rétablissement du culte de Dieu. Son règne fut récompensé par une durée exceptionnelle : cinquante-cinq ans.
     Akivà arrive à ses conclusions et explique donc son vœu étrange adressé à Éliézer: « Est-il possible qu'Ezéchias, roi deJuda, ait enseigné la Loi au monde entier et qu'il ne l'ait pas enseignée à son fils Manassé ? Non. Malgré tous ses efforts, malgré toute la peine qu'il s'est donnée, il n'a pas réussi à rendre son fils meilleur. Seules les épreuves y sont parvenues. Cela ne prouve-t-il pas que les épreuves doivent nous être chères ? »
     Par ces mots, Akivà console le maître malade en lui rappelant l'expérience douloureuse de Manassé. Mais il enseigne également quelque chose à ceux qui sont loin de ce chevet : les épreuves, les plus dures et les plus incompréhensibles auxquelles nous sommes tous soumis, doivent trouver leur voie d'accueil chez ceux qui les subissent. La patience de les supporter ne suffit pas, elles doivent aussi nous être chères. Car elles savent mieux enseigner qu'un père. Ezéchias échoua avec son fils, mais l'épreuve de la prison et de l'exil eut un bon résultat sur Manassé. Sa seconde accession au trône fut plus importante que la première, obtenue sans effort, par pur droit héréditaire. Il en va de même aussi dans la vie de tous les jours : une chose obtenue facilement échappe des mains et seul le pénible effort de l'avoir à nouveau lui rend sa valeur. Manassé connut le trône une seconde fois sous le jour nouveau de la restituton et resta ensuite fidèle à ce retour. Dans la langue hébraïque, le repentir, teshuvà, c'est le « retour ».
     Mais lui aussi, comme son père autrefois, n'eut pas de succès avec son fils Àmon, qui devint roi et refit les mêmes erreurs de jeunesse que Manassé. Il tomba dans l'idolâtrie et eut une vie courte : il fut tué après deux ans de règne, lors d'un complot. Son fils Josias lui succéda et il vécut au contraire en suivant fidèlement la loi de Dieu.
     Les histoires de cette monarchie montrent que les pères ne parviennent pas à corriger les fils rebelles, mais aussi que les parents infâmes ne pervertissent pas toujours de bons fils. Les êtres humains ne sont pas capables de déterminer l'avenir, de le conditionner vers le bien ou le mal, pas même dans leur propre famille. En hébreu, Manassé se dit Menashè, un nom propre qui a aussi un sens: « Celui qui fait oublier. » Lui, il fit oublier au peuple le culte de Dieu, mais chaque fils a en lui un bout de ce nom dangereux et qui peut faire oublier le père, dans le bien comme dans le mal. Chaque nouveau-né du monde a un bout de menashè.
     Les maîtres du Talmud inversent carrément le rapport père-fils, en commentant un passage des Écritures relatif à Abraham et à son père Tèrah. Ils disent que le fils transmet ses mérites au père, mais le père ne transmet pas ses mérites au fils. En exergue à cette pensée profonde, ils laissent par écrit une petite phrase d'exemple, une parabole télégraphique: « C'est le fruit qui protège l'arbre. »

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