Rechercher dans ce blog

lundi 4 mai 2015

Pierre Michon : "La terre, on en porte le deuil, mais elle survit, égale à elle-même, comme les dieux"

Paris Match (en ligne) : Société



Le 01 mars 2010 | Mise à jour le 01 mars 2010

La paysannerie a été pour moi dès le début une mythologie. Mes grands-parents ont exploité une petite propriété dans un hameau, jusqu’en 1947. Ils ont dû l’abandonner et venir vivre chez ma mère, quand j’avais 2 ans.


C’était aussi à la campagne, mais dans un bourg, pas un lieu-dit perdu dans les bois. Ils s’acclimatèrent, mais ne cessèrent de regretter leur premier état : la condition de paysan fut leur paradis perdu. Si bien que je les ai toujours entendus l’évoquer sous les couleurs de l’élégie et de l’épopée : ils en déploraient la perte, et leur objet perdu, comme d’habitude, était paré de toutes les gloires. Ils pleuraient ce dur état qui avait été le leur et ne l’était plus, comme d’autres déplorent la jeunesse et l’amour (mais c’était leur jeunesse, c’étaient leurs amours).
Leur grand sujet de palabre était là-bas, avant. C’était un pur récit mythologique, comme le sont toujours les recherches du temps perdu et des empires tombés. Tout y était : les noms mythiques des terres, le Grand Pré, le Chêne Tort, les Chaumes de Beaumont. Les armes de cette guerre : la charrue Brabant, appelée de façon absolue «le brabant» ; le tombereau ; les rangs héroïques de faux, dix faucheurs de front dans les blés, avant l’arrivée de la moissonneuse mécanique ; la bataille rangée des jours de batteuse. Les héros aussi, voisins et valets, Joffre le Rouge, le Petit Nanet, le Grand Nanet, Papa-Jean. Ces noms de chansons de geste ont été ma paysannerie personnelle.
Et bien sûr j’avais tous les jours sous les yeux de vrais paysans au travail, mais je ne voyais pas leur peine : je voyais des hommes de «l’Iliade» travaillant à leur légende. Vers 12 ans, mon jeu favori fut de les accompagner aux champs. J’ai encore leur odeur (sueur, fumier, foin) dans les narines, et sous les yeux le regard bien particulier, et qui n’est pas le même, qu’ils jetaient le matin sur un pré à faucher, et l’autre, le soir, sur un pré fauché. Et dans ces mêmes années, comme je découvrais la tradition poétique, si souvent rurale, je me récitais des alexandrins bien sonnants, dont celui-ci de Hugo, qui me revient dès que je vois aujourd’hui encore une remorque surchargée derrière un tracteur : «Les grands chars gémissants qui reviennent le soir.»

L'envers du décor

Il est vrai qu’à la même époque je commençais à voir l’envers du décor. J’ai vu leur désarroi ; je les ai vus désarmés, ivres, furieux ; tant de corps cassés en deux par ces travaux de chien ; et la fuite vers les villes, la reddition sans condition au marché, qu’on a appelée «exode rural». Mais le pli était pris, ma paysannerie était dans l’épopée, pas dans la sociologie. Cette vision ne m’est pas si personnelle. Elle est même très répandue. Seulement j’étais mieux placé pour la vivre, je l’ai tétée de naissance. Comme mes grands-parents l’ont fait, on a toujours déploré la fin de la paysannerie. Lisez les textes qui l’évoquent depuis trois siècles : on la présente comme déjà une chose du passé, toujours. On en porte le deuil, mais elle survit égale à elle-même. C’est ce qui meurt toujours et est toujours là, comme les dieux.
Je retrouve tout cela dans les photos de Kasia Wandycz. Elles m’inspirent aussi quelques réflexions. D’abord la photogénie des paysans, leur «beauté». C’est que leur état, comme très peu d’autres (marins, clercs, bouchers), leur donne un faciès spécifique, encombrant comme un masque. Quelque chose (le grand air, les effluves animales, les sels minéraux qui sourdent de la terre ?) les marque au visage de son sceau. On voit le même sceau au petit porcher ébloui menant son troupeau à la glandée, dans une miniature ancienne. Et ce masque, entre les deux options de la trogne et de l’émaciation extrême, ne trouve pas de moyen terme : le paysan fleurit largement ou se rétracte, comme tous les hommes, mais en plus exemplaire.
Je regarde les ciels cadrés ici avec les paysans, et je me dis que leur condition est la plus belle pour faire image. Car on n’y voit que l’homme, des bêtes, et le ciel par-dessus. L’homme, la bête, le ciel : inépuisable casting pour les généralisations, les beaux lieux communs sur la condition humaine. Quelques bricoles pour finir : le paysan porte un béret. Il use d’une bouteille de Pernod à dosette verseuse. Son geste est absolu. Son regard embrasse quelque chose d’énigmatique : l’intériorité ? Le vide ? La fatigue ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire